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À deux mille miles à l’est de Pera, au-dessus de la Steppe Morte, l’aéroglisseur commença à avoir des ratés. Pendant un moment, il poursuivit sa route sans problèmes, puis se mit à tanguer et à tressauter d’inquiétante façon. Adam Reith se tourna vers l’arrière avec affolement et s’élança au pas de course en direction du belvédère de contrôle. Soulevant le couvercle du capot orné de volutes de bronze, il contempla les cartouches, les motifs floraux, les souriants visages d’enfants qui dissimulaient presque malicieusement le moteur. Ankhe at afram Anacho, l’Homme-Dirdir, le rejoignit.
— Sais-tu ce qui ne tourne pas rond ? lui demanda Reith.
Anacho fronça ses narines pâles et bredouilla quelque chose où il était question d’« antiquaille chasch » et d’« expédition démentielle, pour commencer ». Reith, qui connaissait ses faiblesses, comprit que l’Homme-Dirdir était à la fois trop vaniteux pour reconnaître son ignorance et trop poseur pour se targuer d’un savoir aussi grossier.
Le glisseur tangua de nouveau. En même temps, un léger crissement s’échappa du coffret de bois noir s’achevant par quatre dents, fixé sur le côté du compartiment moteur. Anacho le tapota d’un air majestueux. Le bruit et les cahots cessèrent.
— C’est dû à la corrosion, expliqua l’Homme-Dirdir. À l’action électromorphique qui s’exerce depuis cent ans et plus. J’ai bien l’impression qu’il s’agit en l’occurrence d’une copie du propulseur Heizakim Bursa qui n’a jamais donné satisfaction et que les Dirdir ont abandonné voici bientôt deux siècles.
— Est-il possible de le réparer ?
— Comment le saurais-je ? Je me garderai bien d’y toucher !
Tous deux restèrent immobiles, l’oreille aux aguets. Le moteur bourdonnait régulièrement. Finalement, Reith remit le couvercle en place et il regagna l’avant avec son compagnon.
Traz, qui avait été de garde toute la nuit, était roulé en boule sur un canapé. La Fleur de Cath, assise sur un pouf vert, une jambe repliée sous elle, la tête dans les mains, regardait fixement vers l’est – vers Cath. Il y avait des heures qu’elle était prostrée ainsi. Le vent jouait dans ses cheveux. Elle n’ouvrait pas la bouche. Son comportement laissait Reith perplexe. À Pera, elle languissait après Cath, elle ne paraît que du charme et de la beauté du Palais du Jade Bleu, de la gratitude que son père vouerait à Reith si celui-ci la ramenait chez elle. Elle décrivait les bals merveilleux, les carrousels, les soirées aquatiques, les mascarades qui se succédaient selon le « rond ». (Le « rond » ? Que voulait-elle dire par cela ? avait demandé Reith. Et Ylin-Ylan, la Fleur de Cath, avait répondu avec un rire d’énervement : « C’est simplement ce que les choses sont et ce qu’elles deviennent ! Tout le monde le sait et les malins le devinent à l’avance. C’est pour cela qu’ils sont malins ! C’est tellement amusant ! ») Or, maintenant qu’ils étaient en route pour Cath, l’humeur de la jeune fille avait changé. À présent, elle était pensive, distante et elle éludait les questions que Reith lui posait, curieux qu’il était de connaître la raison de son attitude lointaine.
Le Terrien haussa les épaules et se détourna. Son intimité avec la Fleur de Cath n’était plus qu’un souvenir. Tant mieux ! C’était du moins ce qu’il se disait. Pourtant, un point d’interrogation le rongeait : pourquoi ? Le voyage qu’il avait entrepris avait deux mobiles : d’abord, tenir la promesse qu’il avait faite à Ylin-Ylan ; ensuite, trouver – du moins espérait-il les trouver – les moyens techniques qui lui permettraient de construire un astronef, si petit, si rudimentaire soit-il. Si le Seigneur Jade Bleu se montrait coopératif, ce serait tant mieux. En vérité, son appui était d’une indispensable nécessité.
Pour rallier Cath, il fallait traverser la Steppe Morte, passer au sud des monts Ojzanalaï, longer la steppe de Lok Lu au nord-est, franchir le Zhaarken ou désert sauvage, survoler le détroit d’Achenkin jusqu’à la cité de Nerv, puis mettre cap au sud pour aborder enfin le pays de Cath après avoir suivi le littoral du Charchan. Une défaillance du glisseur avant Nerv serait catastrophique. Comme pour souligner ce point, l’engin accusa un petit cahot, puis il se remit en ligne.
La journée s’écoula. Au-dessous d’eux se déployait la Steppe Morte, grise et brune sous la chétive lumière de 4269 de La Carène. Au coucher du soleil, ils franchirent le grand fleuve Yatl et continuèrent de voler toute la nuit à la lueur des deux lunes, la rose Az et la bleue Braz. Au matin, ils aperçurent des collines basses au nord. Elles ne tarderaient pas à grossir et à devenir des montagnes abruptes : c’était la chaîne des Ojzanalaï.
Au milieu de la matinée, ils se posèrent au bord d’un petit lac pour remplir leurs citernes. Traz paraissait inquiet. « Les Chasch Verts ne sont pas loin. » Il tendit le doigt vers la forêt, qui commençait quinze cents mètres plus au sud. « Ils se cachent là. Ils nous surveillent. »
Avant que les réservoirs ne fussent pleins, une troupe d’une quarantaine de Chasch Verts galopant sur leurs chevaux-sauteurs émergea de la forêt. Ylin Ylan semblait prendre plaisir à ne pas se dépêcher et Reith dut la bousculer pour la faire remonter à bord. Anacho poussa le levier de décollage. Peut-être trop précipitamment : le moteur se mit à crachoter tandis que le glisseur piquait du nez et roulait.
Reith se rua à l’arrière, souleva vivement le capot et tapa à coups de poing sur le coffret noir. Le moteur cessa de bafouiller et l’appareil passa à quelques mètres au-dessus des guerriers caracolants qui faisaient des moulinets avec leurs épées démesurées. Ils arrêtèrent leurs montures, pointèrent leurs catapultes et de longues flèches de fer vibrèrent dans l’air. Mais le glisseur était déjà à cinq cents pieds d’altitude. Un ou deux projectiles sonnèrent contre sa coque en arrivant à l’extrême limite de leur trajectoire et retombèrent.
L’appareil, qui tressautait spasmodiquement, s’éloigna vers l’est. Les Chasch Verts se lancèrent à sa poursuite. Tanguant, gémissant, faisant des embardées, piquant parfois du nez au grand dam des viscères de ses occupants, il les distança peu à peu.
Les trépidations de l’engin devenaient intolérables. C’était en vain que Reith tapait à coups redoublés sur le coffret.
— Il faut réparer, dit-il à Anacho.
— On peut toujours essayer. Mais, pour cela, nous devons atterrir.
— En pleine steppe ? Avec les Chasch Verts sur nos talons ?
— Il est impossible de tenir l’air.
Traz désigna du doigt une série de collines se terminant par une succession de pitons isolés, au nord.
— Le mieux serait de nous poser sur une de ces arêtes à la cime plate.
Anacho modifia le cap, ce qui eut pour effet d’augmenter de façon encore plus inquiétante les saccades du glisseur dont l’avant commença à tournoyer comme une toupie excentrée.
— Tiens bon ! s’écria Reith.
— Je ne suis pas sûr d’arriver à la première colline, murmura Anacho.
— Essaye la suivante ! hurla Traz.
Le deuxième piton, aux parois à pic, était nettement supérieur au premier, estima Reith. À condition, toutefois, que le glisseur puisse tenir l’air assez longtemps.
Anacho coupa le moteur et l’appareil fila en vol plané entre les deux promontoires. Il se posa. L’immobilité leur fit l’effet du silence après le bruit.
Les voyageurs mirent pied à terre. Leurs muscles étaient ankylosés par la tension. Reith contempla l’horizon d’un air écœuré : il était difficile d’imaginer quelque chose de plus désolé que ce piton de cent vingt mètres de haut planté en plein cœur de la Steppe Morte. L’espoir qu’il avait eu de gagner Cath sans encombre, il pouvait lui dire adieu !
Traz avança jusqu’au bord de l’abîme, au-dessus duquel il se pencha.
— Si ça se trouve, nous serons incapables de descendre.
La trousse de survie que Reith avait récupérée dans l’épave de la vedette contenait entre autres choses un pistolet à dards explosifs, une cellule à énergie, un télescope électronique, un couteau, des antiseptiques, une glace et une solide corde de trois cents mètres de long.
— Si, répondit-il, nous pourrons redescendre. Mais je préférerais utiliser la voie des airs. (Il se tourna vers Anacho, qui regardait le glisseur d’un air mélancolique.) Crois-tu que nous parviendrons à nous dépanner ?
L’interpellé frotta d’un geste dégoûté ses longues mains blanches l’une contre l’autre.
— Il faut que tu comprennes que c’est un domaine où nous sommes peu formés.
— Montre-moi ce qui ne va pas. Je serai sans doute capable de l’arranger.
Le long visage bouffon d’Anacho s’allongea encore. Reith était le vivant démenti des axiomes qu’il chérissait le plus. Selon l’orthodoxie Dirdir, les Dirdir et les Hommes-Dirdir étaient, les uns comme les autres, issus d’un Œuf primordial sur Sibol, la planète natale des premiers. Les Hommes-Dirdir étaient les seuls hommes authentiques : tous les autres n’étaient que des avortons. Anacho avait de la difficulté à concilier la compétence de Reith avec ces idées préconçues et son attitude était un curieux mélange de désapprobation envieuse, d’admiration réticente et de loyauté chagrine. Aussi, plutôt que de permettre au Terrien de démontrer une fois de plus sa supériorité, se dirigea-t-il à grands pas vers l’arrière et plongea sa longue tête de clown blafarde à l’intérieur du capot.
Il n’y avait pas la moindre trace de végétation sur l’entablement par lequel s’achevait le piton. Juste, ici et là, de petites rigoles à moitié obstruées de sable grossier, Ylin-Ylan, la mine renfrognée, faisait les cent pas. Vêtue du pantalon et de la blouse grise des nomades de la steppe, elle portait en outre une veste de velours noir. C’était sans doute la première fois que des babouches foulaient cette roche inhospitalière, songea Reith. Traz regardait vers l’ouest. Le Terrien s’approcha de lui. Il eut beau scruter l’étendue désolée, il ne vit rien.
— Les Chasch Verts… murmura Traz. Ils savent que nous sommes ici.
De nouveau, Reith fouilla le paysage du regard – des basses collines noires au nord jusqu’à la brume qui flottait au sud. Rien… Pas un mouvement, pas un tourbillon de poussière. Il sortit son sondoscope, jumelles à magnification lumineuse, et sonda la grisaille. Bientôt, il distingua des points noirs qui sautillaient. On aurait dit des puces.
— C’est vrai ! Ils sont là.
Traz hocha la tête sans manifester beaucoup d’intérêt. Reith sourit : la sagesse pessimiste de l’adolescent l’amusait beaucoup. L’abandonnant, il remonta dans le glisseur.
— Où en sont les réparations ?
Pour toute réponse, Anacho eut un haussement d’épaules irrité.
— Tu n’as qu’à regarder toi-même.
Reith s’approcha et se pencha sur le coffret noir que l’autre avait ouvert, révélant une multitude de petits éléments étroitement imbriqués.
— La corrosion et la vieillesse – voilà des responsables de la panne, laissa tomber l’Homme-Dirdir. Ce qu’il faudrait, c’est mettre des pièces de métal neuves ici et ici. (Il désigna les emplacements du doigt.) Ce qui constitue un sérieux problème quand on n’a ni les outils ni les moyens voulus !
— Autrement dit, nous ne pourrons pas repartir ce soir ?
— Pas avant demain à midi… dans le meilleur des cas.
Reith fit le tour de la plate-forme, qui avait une circonférence de cent à cent vingt-cinq mètres, et se sentit un peu rassuré. Partout, les parois étaient verticales. Au pied du promontoire saillaient des espèces d’ailerons rocheux formant des crevasses et des alvéoles. Escalader cette muraille ne serait pas commode et il y avait peu de chances que les Chasch Verts se lancent dans une entreprise aussi compliquée rien que pour le futile plaisir de massacrer quelques hommes.
Le soleil jaunâtre était bas sur l’horizon et les ombres des trois voyageurs s’étiraient sur l’entablement. Ylin-Ylan, cessant de contempler l’horizon, se retourna. Elle regarda un moment Traz et Reith avant de se décider à les rejoindre lentement, presque à contrecœur.
— Qu’est-ce que vous regardez comme cela ?
Reith tendit la main. À présent, les Chasch Verts et leurs chevaux-sauteurs étaient visibles à l’œil nu : on aurait dit de noirs grains de poussière tourbillonnant de façon saccadée.
La jeune fille retint son souffle.
— C’est après nous qu’ils en ont ?
— Je l’imagine.
— Pouvons-nous les repousser ? Avons-nous des armes ?
— Il y a des gicle-sable à bord. S’ils escaladent les falaises après la tombée de la nuit, ils causeront peut-être du dégât. Mais, tant qu’il fait jour, il n’y a pas d’inquiétude à avoir.
Les lèvres d’Ylin-Ylan tremblaient.
— Si jamais je retourne à Cath, fit-elle d’une voix presque inaudible, je me cacherai au fond de la grotte la plus reculée du jardin du Jade Bleu et je n’en ressortirai plus. Si jamais je retourne là-bas !
Reith passa son bras autour de la taille de la jeune fille. Elle était raide comme un piquet.
— Mais bien sûr que tu y retourneras et que tu reprendras ton existence au point où elle s’est interrompue.
— Non. Une autre peut être la Fleur de Cath ! Elle est la bienvenue. Aussi longtemps qu’elle ne mettra pas Ylin-Ylan dans son bouquet.
Un tel pessimisme intriguait Reith. Jusque-là, Ylin-Ylan avait stoïquement supporté les épreuves. Et, maintenant, alors que ses chances de rentrer à Cath étaient bien meilleures qu’auparavant, elle sombrait dans la démoralisation. Le Terrien poussa un profond soupir et s’éloigna.
Les Chasch Verts n’étaient plus qu’à quelque quinze cents mètres. Reith et Traz reculèrent afin de ne pas attirer leur attention au cas où l’ennemi ignorerait leur présence. Mais ils durent bientôt renoncer à cet espoir. Les cavaliers, lancés au grand galop, arrivèrent devant le piton, mirent pied à terre et examinèrent la paroi. Reith les compta à la dérobée : ils étaient quarante Chasch Verts. D’une taille de deux mètres dix à deux mètres cinquante, massifs et musculeux, ils ressemblaient à des pangolins avec leurs écailles d’un vert métallique. Ils avaient un visage étroit sous la protubérance crânienne et ces visages évoquaient à l’esprit de Reith des gueules d’insectes féroces vus sous la loupe. Ils portaient des tabliers et des harnais de cuir et étaient armés d’épées qui, comme toutes les armes blanches que le Terrien avait vues sur Tschaï, semblaient démesurées et peu maniables. Elles avaient de deux mètres quarante à trois mètres de long, et certaines étaient encore plus grandes. Quelques guerriers étaient équipés de catapultes et Reith battit en retraite pour éviter une volée de flèches. Il chercha des rochers pour les jeter sur l’assaillant mais n’en trouva point.
Quelques Chasch firent le tour du piton sur leur monture, étudiant la configuration de la muraille et, là-haut, Traz courait au petit trop au bord de l’entablement pour les surveiller.
Les éclaireurs rejoignirent le gros de la troupe et ce furent des palabres accompagnées de murmures et de grognements. Reith en conclut que l’idée d’escalader le promontoire ne souriait guère aux guerriers. Finalement, les Chasch dressèrent le camp. Ils attachèrent leurs chevaux entre les mâchoires blêmes desquels ils enfournèrent une substance noire et poisseuse, puis allumèrent trois feux sur lesquels ils mirent à cuire des morceaux de la même matière. Quand le repas fut prêt, ils s’entassèrent sous des tertres en forme de champignons et se mirent sans joie à dévorer le contenu de leurs chaudrons. Le soleil s’enfonça dans le brouillard et un crépuscule bistre s’abattit sur la steppe. Anacho émergea du glisseur et jeta un coup d’œil sur les Chasch Verts.
— Ce sont des Petits Zants. Remarque les excroissances qu’ils ont de part et d’autre du crâne… C’est cela qui les distingue des Grands Zants et des autres hordes. Ceux-là sont de moindre importance.
— Pour moi, ils en ont une certaine ! rétorqua Reith.
Soudain, Traz sursauta et désigna quelque chose du doigt. Une haute silhouette noire avait surgi d’une crevasse entre deux pans de rochers.
— Un Phung !
Reith porta son sondoscope à ses yeux. Effectivement, c’était un Phung. Impossible de deviner d’où il était sorti. Il mesurait près de deux mètres cinquante, était coiffé d’une sorte de capuchon et enveloppé dans une cape noire. On aurait dit une sauterelle géante en toge magistrale. Les plaques chitineuses situées à la partie inférieure de son mufle tronqué remuaient lentement. Le Phung observait les Chasch Verts penchés sur leurs marmites à moins de dix mètres de lui avec une espèce de détachement morose.
— Ces créatures sont démentes, souffla Traz dont les yeux étincelaient. Regarde ! Le voilà qui va leur jouer des tours à sa façon !
Le Phung abaissa ses longs bras grêles pour s’emparer d’un petit rocher qu’il lança en l’air. Le projectile retomba au milieu des Chasch, frappant le dos de l’un d’eux. Les Verts bondirent sur leurs pieds et, furieux, levèrent les yeux vers le sommet du piton. Le Phung, immobile, se confondait avec l’ombre. Sa victime gisait à plat ventre en agitant convulsivement ses bras et ses jambes comme si elle nageait.
Avec adresse, le Phung ramassa un autre bloc, plus gros que le premier, et le lança de nouveau. Mais, cette fois, les Chasch virent le mouvement. Avec des glapissements de rage, ils empoignèrent leurs épées et se ruèrent, en avant. Le Phung fit majestueusement un pas de côté, puis bondit dans un grand envol d’étoffe, arracha une épée des mains d’un de ses assaillants comme s’il s’agissait d’un vulgaire cure-dents ; il se mit alors à faire des moulinets, à frapper d’estoc et de taille tout en tourbillonnant et en virevoltant. Il frappait follement dans tous les sens, au petit bonheur, sans tactique.
Les Chasch se dispersèrent. Quelques-uns avaient mordu la poussière et le Phung bondissait en abattant férocement son épée sur tout ce qui se trouvait à sa portée – les Chasch Verts, les feux, le vide. On aurait dit un jouet mécanique déréglé.
Pliés en deux, les Chasch repartirent à l’attaque. Les lames sifflèrent. Le Phung jeta son épée comme si elle était brûlante et il fut taillé en pièces. Sa tête, toujours encapuchonnée, atterrit près d’un des foyers. Reith l’observa au sondoscope. Elle paraissait consciente et impavide. Les yeux contemplaient le feu, les mandibules bougeaient lentement.
— Elle continuera à vivre pendant des jours et des jours jusqu’à ce qu’elle soit desséchée, fit Traz d’une voix rauque. Elle se durcira peu à peu.
Sans prêter davantage attention à la créature, les Chasch sellèrent précipitamment leurs montures, chargèrent leur matériel. Cinq minutes plus tard, ils s’enfoncèrent dans les ténèbres. Détachée du tronc, la tête du Phung regardait pensivement les flammes qui dansaient.
Les deux hommes restèrent encore quelque temps accroupis au bord du précipice à scruter la steppe tout en débattant de la nature des Phung. Traz soutenait qu’ils étaient le fruit d’une union contre nature entre les Pnumekin et les cadavres des Pnume.
— Le germe s’enfonce dans la chair décomposée comme un ver dans le bois. Finalement, il crève la peau sous forme d’un jeune Phung ressemblant à peu de chose près à un molosse de la nuit imberbe.
— C’est totalement absurde, mon garçon ! s’exclama Anacho avec une condescendance amusée. Il est certain qu’ils se reproduisent comme les Pnume – une méthode d’ailleurs assez stupéfiante si ce que j’ai entendu rapporter est exact.
Traz, qui ne le cédait en rien à l’Homme-Dirdir sur le chapitre de la vanité, se fit incisif :
— Comment peux-tu parler avec autant d’assurance ? As-tu assisté à l’opération ? As-tu déjà vu un Phung en compagnie d’autres Phung ? Ou gardant un petit ? (L’adolescent eut un rictus méprisant.) Non ! Ils sont toujours solitaires. Ils sont trop fous pour procréer !
Anacho agita le doigt d’un air à la fois blasé et pédant.
— Il est rare que l’on observe des Pnume en groupe. J’ajouterai même qu’il est rare de voir des Pnume isolés. Néanmoins, c’est une race qui pullule. Les généralisations hâtives sont sujettes à caution. La vérité est que, bien que nous soyons sur Tschaï depuis de longues années, nous connaissons encore bien peu de choses sur les Phung et les Pnume.
Traz, trop prudent pour ne pas paraître céder devant la logique d’Anacho et ayant trop d’amour-propre pour revenir de façon infamante sur ses positions, se contenta d’émettre un grognement inintelligible. L’Homme-Dirdir, de son côté, ne chercha pas à pousser son avantage – un avantage d’ailleurs superficiel. Et Reith se dit que, le temps aidant, ils finiraient tous les deux par se respecter mutuellement.
Après le lever du jour, Anacho se remit à bricoler le moteur tandis que les autres attendaient en grelottant dans le vent glacé qui soufflait du nord. Traz prédit sur un ton lugubre qu’il allait pleuvoir et, bientôt, un nuage se forma dans le ciel et le brouillard estompa les sommets.
Enfin, Anacho laissa tomber ses outils d’un air dégoûté.
— J’ai fait ce que j’ai pu, dit-il d’une voix morne. Le glisseur volera. Mais il n’ira pas loin.
— Jusqu’où, selon toi ? s’enquit Reith, conscient qu’Ylin-Ylan s’était tournée vers eux, attentive. Jusqu’à Cath ?
Les mains d’Anacho voltigèrent, doigts frémissant en une intraduisible mimique dirdir.
— Impossible de rallier Cath par l’itinéraire que tu as établi. Le moteur tombe en poussière.
Ylin-Ylan se détourna et contempla fixement ses poings serrés.
Anacho poursuivit :
— Si nous mettons le cap au sud, nous atteindrons peut-être Coad sur le Dwan Zher. Là, nous pourrons embarquer sur un navire pour traverser l’océan Draschade. C’est une route plus longue et moins rapide mais on peut espérer parvenir ainsi à Cath.
— Apparemment, nous n’avons pas le choix, conclut Reith.